Le Pr Alice Stanton, du Royal College of Surgeons, s’insurge contre l’utilisation de rapports erronés pour établir des recommandations visant à diminuer la consommation d’aliments d’origine animale (Article d’analyse)

De nombreux rapports récents et très influents, parmi lesquels ceux du Global Burden of Disease (GBD) et de la Commission EAT-Lancet en 2019, ont recommandé de réduire considérablement ou d’exclure totalement les aliments d’origine animale, et notamment la viande rouge, de l’alimentation humaine. Cette perspective identifie et met en évidence les multiples erreurs et limites de ces rapports. Elle souligne également le fait que, bien que ces erreurs et limites aient été publiquement reconnues par les certains auteurs du GBD et membres de la commission EAT-Lancet, aucune correction n’a été apportée aux articles publiés. L’auteur de cet article, le Pr Alice Stanton, du Royal College of Surgeons en Ireland, déplore cette situation et le fait que ces rapports erronés continuent d’influencer à tort les décisions en matière de politique alimentaire et les recommandations nutritionnelles internationales.

En 2019, deux rapports scientifiques ont recommandé de réduire drastiquement, voire d’exclure totalement, les aliments d’origine animale, en particulier les produits de ruminants (viande rouge et produits laitiers), de l’alimentation humaine. Il s’agit du rapport de la commission EAT-Lancet sur les aliments, la planète et la santé et du rapport Global Burden of Diseases, Injuries, and Risk Factors Study (GBD) 2019 publié dans la revue The Lancet.

Deux rapports largement discrédités mais toujours cités

Depuis, de nombreux experts se sont interrogés sur la qualité et la transparence des données, la validité des hypothèses et la pertinence des modélisations statistiques utilisées pour calculer des estimations sanitaires globales (voir articles « Augmentation des décès et consommation de viande rouge : des estimations très discutables ! », « Des chercheurs questionnent certaines hypothèses de calcul des risques liées à la consommation de viande rouge », « L’association britannique des transformateurs de viande réclame à The Lancet le retrait de l’étude GBD 2019 »). Malgré tout, dans le même temps, de nombreux autres rapports et documents politiques se sont appuyés sur les données de ces deux groupes ou ont utilisé les mêmes hypothèses et techniques d’analyse en vue de définir des recommandations de santé publique.

Face à cet immobilisme, le Pr Alice Stanton publie un article de perspective dans NPJ Science of Food, une revue partenaire de la célèbre revue Nature. Elle décortique les méthodologies des rapports EAT-Lancet et GBD 2019, et déclare que « ces rapports continuent d’influencer à tort les décisions en matière de politique alimentaire et les recommandations nutritionnelles internationales, telles que le Livewell Diet du World Wildlife Fund et les Nordic Nutrition Recommendations 2023 ».

Sur la qualité et la transparence des données

Alors que toutes les analyses précédentes du GBD, y compris celle de 2017, ont utilisé des données provenant de revues systématiques et de méta-analyses publiées, les éléments probants pour les estimations des facteurs de risque alimentaires de 2019 provenaient de données internes, n’ayant pas fait l’objet de validation par d’autres scientifiques. A partir de ces données, les auteurs de l’étude GBD 2019 ont estimé que 896 000 décès et 23,9 millions d’années de vie corrigées de l’incapacité (DALYs) étaient attribuables à la consommation de viande non transformée dans le monde en 2019. Ces chiffres représentent respectivement une multiplication par 36 et 18 des estimations du GBD 2017. « De nombreux scientifiques […] et moi-même avons mis en doute la fiabilité des estimations de 2019 qui avaient été modifiées de façon spectaculaire, et avons demandé que les nouvelles revues systématiques […] soient examinées par des pairs et publiés », explique le Pr Stanton.

Ceci a été fait, avec la publication dans Nature Medicine en octobre 2022 de l’étude Burden of Proof (BoP) sur les effets sanitaires associés à la consommation de viande rouge non transformée, qui a donné lieu à plusieurs papiers rédigés par certains membres du GBD (Lescinsky et al. ; Zheng et al. ; Murray). Résultat : des divergences notables sont apparues, indiquant que les résultats publiés en 2019 étaient erronés.

Sur la validité des hypothèses

Autre angle remis en cause dans l’étude GBD 2019 : le niveau d’exposition associé au niveau de risque le plus faible, appelé niveau théorique minimum d’exposition au risque (TMREL), qui avait été fixé à zéro pour les viandes rouges et transformées. Ainsi, la moindre consommation de viande représenterait un risque pour la santé ce qui, d’un point de vue nutritionnel, n’a pas de sens car cela revient à considérer la viande comme un poison. « Cette situation est très déconcertante, car la contribution d’une consommation modérée de viande rouge et de viande transformée à l’adéquation des nutriments semble totalement ignorée, note le Pr Stanton. Les viandes rouges et transformées sont riches en tous les acides aminés essentiels et en de nombreux micronutriments qui font souvent défaut, notamment le fer, le zinc, la vitamine B12 et la vitamine D3. » Les collaborateurs du GBD chargés des facteurs de risque ont d’ailleurs réagi à cette question. Ils ont confirmé que le TMREL pour la viande rouge non transformée ne sera pas nul dans les futurs rapports.

De même, certains membres de la commission EAT-Lancet ont récemment reconnu que la première version du régime alimentaire planétaire, qui prévoyait un apport maximum de 13 % de calories issues d’aliments d’origine animale, entraînerait des déficits importants en micronutriments essentiels. Selon le Pr Stanton « pour atteindre l’adéquation en micronutriments, il faudrait doubler les apports en aliments d’origine animale, qui représentent au moins 27 % des calories, et réduire considérablement les apports en aliments d’origine végétale riches en phytates, tels que les céréales complètes, les légumineuses et les fruits à coque ».

Sur la pertinence de la modélisation statistique

La révision de la méthodologie statistique du GBD a, quant à elle, fait l’objet d’articles publiés en octobre 2022 dans Nature Medicine. Les collaborateurs du GBD y décrivent leur nouvelle méthodologie pour évaluer « the burden of proof » (la charge de la preuve). Zheng et al. considèrent que les mécanismes existants pour quantifier et classer l’ampleur et l’incertitude des risques pour la santé, tels que l’approche GRADE (Grading of Recommendations Assessment, Development and Evaluation) et les revues Cochrane, sont largement subjectifs. Ils proposent que l’approche de la charge de la preuve fournisse une manière plus cohérente de comprendre, d’évaluer et de résumer les preuves de risque. Cependant, pour le Pr Stanton, cette nouvelle méthodologie, qui doit guider les futures analyses sur les facteurs de risque du GBD, semble présenter un certain nombre de lacunes et de limites importantes. Elle évoque notamment des « augmentations de risque de deux à quatre fois [qui] ne semblent ni fiables ni crédibles » et la prise en compte de seulement 3 sources possibles de biais contre 7 dans la méthodologie GRADE. En outre, elle s’interroge sur le fait que le GBD envisage de prendre en compte dans ses futures estimations des associations entrant dans des catégories faibles (1 à 2 étoiles, c’est-à-dire absence de preuves ou des preuves très faibles), ce qui, selon Lescinsky et al., est insuffisant pour formuler des recommandations fortes ou concluantes.

Sur l’absence de correction des erreurs et limitations

Pour finir, le Pr Stanton juge « préoccupant de constater que, bien que les auteurs de l’EAT-Lancet et du GBD aient publiquement reconnu les limites et les erreurs, aucune correction n’a été apportée aux articles publiés et les estimations restent inchangées sur leurs sites web ». Elle souligne également : « La biodisponibilité moindre des protéines et des micronutriments clés des aliments d’origine végétale par rapport aux aliments d’origine animale n’a été ni reconnue ni abordée de manière adéquate dans ces rapports ». Et accuse : « Les évaluations de la partialité et de la certitude étaient soit limitées, soit inexistantes. »

Malgré tout, « ces rapports continuent d’être largement cités et de nombreux groupes de recherche continuent d’utiliser les estimations non corrigées du risque et des apports optimaux de l’étude GBD 2019 sur les facteurs de risque et du régime alimentaire planétaire de l’EAT-Lancet dans leurs études de modélisation », constate la chercheuse. Elle appelle donc à une plus grande rigueur, une meilleure reproductibilité et une plus grande transparence en épidémiologie nutritionnelle.

Référence : Stanton AV. Unacceptable use of substandard metrics in policy decisions which mandate large reductions in animal-source foods. NPJ Sci Food. 2024 Feb 5;8(1):10. (PDF en libre accès)

Source : NPJ Science of Food

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