Les enjeux de l’approvisionnement alimentaire en période de Covid-19 (Article d’analyse)

Depuis le début de la propagation du virus SARS-CoV-2 et le confinement associé, la production comme la consommation alimentaire se voit – comme tous les secteurs d’activité – bouleversée par de nouvelles contraintes, de nouvelles inquiétudes mais aussi par la prise de conscience de l’ensemble de la société, d’un secteur essentiel et vital. Tour d’horizon de quelques points de vue.   

La pandémie de Covid-19 a plongé la quasi-totalité du globe en situation de crise sanitaire. Face à ce fléau, les gouvernements ont adopté des politiques de confinement imposant des restrictions de mouvements, afin de limiter la propagation de ce nouveau coronavirus (voir article « Coronavirus humains et animaux : le dossier de l’Académie Vétérinaire de France »). Mais ces mesures pourraient avoir un impact sur les chaînes d’approvisionnement alimentaire. « Des perturbations, en particulier dans le domaine de la logistique, pourraient se matérialiser ces prochains mois », explique Maximo Torero, économiste en chef de la FAO.

Premier écueil dans la chaîne alimentaire : le manque de personnel

Ainsi, alors que la France est autosuffisante pour un grand nombre de produits de première nécessité, certains rayons des supermarchés se sont retrouvés vides (œufs, farine, lait, etc.). Pourquoi ? Tout d’abord pour des questions de main d’œuvre. Du fait du confinement, la fermeture des frontières a rendu difficile l’embauche pour prêter main forte aux agriculteurs. Ainsi, le problème de la nécessaire main d’œuvre agricole étrangère fait surface. Au point que la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA), premier syndicat agricole français, a lancé un appel aux Français pour demander du renfort sur le terrain. Des milliers de tonnes de fruits et légumes devraient être cueillis en ce moment. À cause du coronavirus, 200 000 emplois dans l’agriculture pourraient ne pas être pourvus (LCI). Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, encourage, pour sa part, les consommateurs à ne pas délaisser les produits frais en période de confinement où les courses se font plus espacées.

Mais aussi des problèmes de logistique et d’emballage

Deuxième facteur problématique : la logistique. La main d’œuvre venant à manquer, les camions de livraison arrivent souvent avec du retard dans les supermarchés, créant aussi des retards dans les mises en rayons. Ainsi, la crise poussera peut-être l’industrie agroalimentaire à resserrer sa chaîne et à supprimer les importations trop lointaines d’aliments frais pouvant être obtenus ou transformés auprès des producteurs locaux (La tribune).

Autre souci : les emballages. Prenons l’exemple des œufs, dont la France est le premier producteur européen. La demande des particuliers a bondi au cours des dernières semaines, créant une tension sur les boîtes alvéolées.  La peur de la pénurie n’en est pas l’unique cause. En France, avant le confinement, 20 % des repas se faisaient à l’extérieur, soit 12 millions de repas pris à la cantine ou dans des restaurants d’entreprises. Des repas désormais préparés à la maison et nécessitant des achats supplémentaires.

Aussi, si le dévouement du personnel de santé est absolument exemplaire en ces temps difficiles, celui des agriculteurs et des filières aval de la production agricole et alimentaire mérite d’être rappelé, estime l’Académie d’agriculture de France.

Des plans de lutte pour garantir l’approvisionnement alimentaire

Alors que la France a su maintenir la production sur place de certains produits de première nécessité, comme les œufs, la farine ou le lait, la situation n’est malheureusement pas identique partout, même en Europe. Plusieurs pays dépendent de la nourriture importée et se retrouvent en situation de vulnérabilité face au ralentissement de volume commercial. D’autant plus que certains subissent en outre une dévaluation de leur monnaie.

Alors que les prix alimentaires représentent une large part du budget des ménages, toute augmentation soudaine pourrait avoir un impact néfaste sur les conditions de vie des populations, mais aussi sur la productivité économique, souligne Maximo Torero de la FAO. C’est pourquoi les gouvernements mettent sur pied des campagnes de grande ampleur contre le coronavirus. « Ces plans de lutte devraient intégrer des mesures visant à amoindrir les chocs sur les chaînes d’approvisionnement alimentaire », rassure l’économiste. Attention cependant à ne pas agir chacun seul de son côté. « Des politiques nationales isolées sont susceptibles d’amplifier les effets de la crise sur la sécurité alimentaire et la nutrition au niveau mondial, en particulier pour les pays à faible revenu et souffrant d’insécurité alimentaire », prévient le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE).

En somme, si la pandémie de COVID-19 affecte déjà les systèmes alimentaires directement par ses effets sur l’offre et la demande de nourriture, et indirectement par les diminutions du pouvoir d’achat et des capacités de production et de distribution de nourriture, « le risque potentiel pour la disponibilité et les prix des denrées alimentaires au niveau mondial dépendra de la durée de l’épidémie et de la sévérité des mesures de confinement nécessaires », selon le HLPE.

Une alimentation saine et nutritive pour renforcer son système immunitaire

Côté Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus a rappelé, le 20 mars dernier, le caractère premier d’une alimentation saine et nutritive pour prévenir la contamination et permettre à l’organisme de résister naturellement au virus comme aux autres micro-organismes pathogènes : « Le manque de nourriture et les carences nuisent à la mise en place de l’immunité vis-à-vis de la maladie. » Effectuant un rappel historique, il a ajouté que cette protection très « naturelle » a permis de surmonter nombre d’épidémies depuis la fin du XIXe siècle, après le lot de famines et de disettes des siècles antérieurs.

« Un retour en grâce du modèle industriel ? »

Alors que la demande en certains produits tels que les pâtes, le riz, la farine ou les surgelés s’envole selon Les Echos, l’heure de la décrue se fait sentir pour les produits les plus périssables, les plus fragiles (fraises, asperges) ou distribués par des canaux spécifiques (fromages AOC). Sans compter qu’en réveillant, chez nombre de personnes, la crainte de la pénurie, le coronavirus tend à reléguer au second plan la question de la qualité des produits, alors même que le secteur agroalimentaire était confronté à « l’agrobashing » juste avant la crise. « Les industriels retrouvent aux yeux des consommateurs leur raison d’existence, puisqu’on comprend bien que le marché paysan du coin ne pourra pas à lui seul alimenter tout le monde », avance l’analyste Bernard Gaud, du cabinet Auris Finance, dans un entretien accordé à La Tribune.  C’est pourquoi la Mission Agrobiosciences-Inrae, dans sa revue de presse « Spécial Covid », pose la question d’ « un retour en grâce du modèle industriel ? ». Alors qu’en parallèle des initiatives se mettent en place sur tout le territoire français pour écouler la marchandise des producteurs qui vendent d’habitude sur les marchés et que les « drives fermiers » n’ont jamais autant vendu…, souligne le site Actu Environnement.

Quoiqu’il en soit, la crise actuelle rappelle aussi à tous les acteurs du secteur qu’ils font partie d’une chaîne logistique globale, étendue géographiquement, et qu’un souci au niveau d’un maillon de cette chaîne suffit parfois à gripper l’ensemble.

Des modifications de consommation dans un futur proche ?

Avec la crise, le rôle nourricier des agriculteurs a été mis en lumière. Pourtant l’épisode de pandémie et de confinement que nous vivons ne semble pas réduire la fragmentation qui s’est instauré au sein de la classe moyenne française : « Une partie de la société française est sous l’influence des valeurs dominantes « modernistes » que sont la réussite professionnelle, l’individualisme, le matérialisme et le consumérisme, […] alors qu’une seconde partie est dans une autre logique, plutôt de nature post-moderniste : elle privilégie une vision alternative davantage axée sur l’écologie, l’économie sociale et solidaire, le collaboratif, les valeurs féminines ou le développement personnel », explique Eddy Fougier, consultant et politologue, dans un entretien à Mission Agrobiosciences-Inrae. Et cette pandémie semble accentuer les incompréhensions et les tensions qui prévalaient entre citadins et ruraux, agriculteurs et néo-ruraux, écologistes et agriculteurs : « Les modernistes mettant l’accent sur le risque de pénurie alimentaire, les post-modernistes privilégiant une transition écologique pour lutter contre le changement climatique. »

L’écart entre ces deux catégories de personnes risque donc de s’accroître, « les premiers souhaitant que l’on relance à tout prix l’économie, tandis que les seconds militent de plus en plus ouvertement en faveur d’une « post-croissance », mettant en exergue le fait que le lien entre activité économique et dégradation de l’environnement a été prouvé a contrario lors du confinement ». Il serait alors possible d’assister à un clivage ‘urgence économique et sociale’ versus ‘urgence climatique’. En revanche, si cette crise devait être à la fois profonde et durable, avec une seconde vague de contamination, et une récession particulièrement forte, on pourrait observer un véritable tournant, souligne Eddy Fougier : « Cela pourrait se traduire par une évolution de certains comportements individuels : par exemple, un exode massif et durable de citadins vers les campagnes dans une logique d’autosuffisance. » Mais il faut se garder de toute conclusion hâtive, rappelle le spécialiste, car une fois la vie ‘normale’ revenue, les résolutions sont, la plupart du temps, rapidement oubliées.

Difficile en somme de prévoir l’impact qu’aura à long terme cette épidémie de Sars-Cov-2 sur la structuration de la société et l’économie dans sa globalité. Reste que, selon les spécialistes, les lignes de clivage concernant les thématiques agriculture/société/environnement semblent s’accentuer, et que les signes de ralentissement économique et de perturbation des chaînes de valeur alimentaires sont évidents. Le Covid-19 devrait, en effet, affecter directement et indirectement, à court et long termes, les quatre piliers de la sécurité alimentaire et de la nutrition : disponibilité, accès, utilisation et stabilité.

Article 5/15 du dossier "Covid-19"

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