Consommation de viande rouge et/ou transformée : des experts apportent un éclairage « à contre-courant » (Article d’analyse)

Le groupe d’experts international NutriRECS vient de publier ses recommandations en matière de consommation de viande rouge et/ou transformée. En substance, elles sont assez simples : pour la plupart des adultes, inutile de réduire sa consommation de viande. Pour autant, cette préconisation résulte d’une longue analyse des relations observées entre les consommations de viande et le risque de maladies chroniques, et de leurs niveaux de preuve. Une prise de position à contre-courant des recommandations actuelles qui a fait réagir de nombreuses instances et qui ouvre le débat sur l’intérêt de recommandations populationnelles versus individualisées.

Alors que la plupart des organismes de santé des pays développés recommandent de limiter la consommation de viande rouge et de viande transformée (charcuterie, etc.), un groupe d’experts relativement nouveau dans le paysage de la nutrition, le groupe NutriRECS1, estime au contraire qu’il n’y a pas de raison scientifique suffisamment solide pour conseiller à tout un chacun de changer ses habitudes en la matière. Ils conseillent donc aux adultes de maintenir leur consommation actuelle de viandes (rouge et transformée), et ce pour trois raisons :

  • le niveau de preuves des effets de la consommation de viande sur la santé est faible ;
  • réduire sa consommation de 3 portions hebdomadaires n’a finalement que peu d’effet en termes de réduction de risque (faible nombre de cas de maladies ou de décès évités) ;
  • l’attachement des personnes à un régime alimentaire incluant de la viande, réduira d’autant l’effet.

Et les experts de préciser que leurs recommandations se veulent uniquement nutritionnelles et ne prennent donc pas en compte les questions de bien-être animal ou d’environnement. Comment ces experts internationaux (Canada et États-Unis notamment, mais aussi Corée, Espagne, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni, Pologne, Allemagne) sont-ils parvenus à cette conclusion ?

Un niveau de preuves faible voire très faible

Le groupe a d’abord réalisé cinq revues systématiques de la littérature scientifique : quatre d’entre elles portaient sur les liens entre consommation de viande rouge et/ou transformée et l’incidence des maladies cardiovasculaires (MCV), des cancers et du diabète de type 2 (DT2), ou la mortalité liée à ces maladies. La 5e revue systématique, plus originale, portait sur les attitudes et perceptions des consommateurs vis-à-vis de la viande.

Certes, ce premier examen des données a mis en évidence des conclusions similaires à celles régulièrement rencontrées dans les études épidémiologiques : oui, des liens statistiquement significatifs existent bien entre la consommation de viande rouge et/ou transformée et l’augmentation des risques de maladies cardiovasculaires ou de certains cancers. Mais NutriRecs n’en est pas resté là : les experts ont ensuite déployé le système GRADE (voir encadré) destiné à évaluer la qualité des données disponibles afin d’en déduire des recommandations assorties d’un niveau de preuve. D’où les divergences de position entre NutriRECS et d’autres instances. Le groupe d’experts a en effet qualifié les niveaux de preuve des relations entre consommation de viande rouge et/ou transformée et les risques des différentes maladies comme faible à très faible. De fait, la majorité des études utilisées pour qualifier ces relations sont des études d’observation et sont ainsi sujettes aux limites inhérentes à ce type d’étude : difficulté à mesurer de manière fiable les consommations alimentaires ; existence de biais, même en tenant compte des facteurs individuels (comme le statut pondéral, le tabagisme, la sédentarité…) qui peuvent fausser les relations observées ; etc. Quant aux rares essais randomisés disponibles, ils pâtissent de la petite taille des échantillons de population suivie et de la difficulté pour les participants à parfaitement suivre les régimes alimentaires prescrits. « En conséquence, nous sommes moins convaincus que la consommation de viande est une cause de cancer », résument ainsi les experts au sujet de cette maladie.

Une baisse modeste de la mortalité

Second élément ayant conforté les experts dans leur position : selon leurs calculs, une réduction de consommation de viande rouge et/ou transformée de l’ordre de 3 portions par semaine (exemple : passage de 7 portions à 4 ou bien de 4 portions à 1) éviterait seulement un nombre relativement faible de cas de maladies ou de décès (voir tableau).

Nombre de cas « évitables » calculés pour une réduction de 3 portions /semaine de viande rouge ou transformée Viande rouge Viande transformée
Maladies cardiovasculaires (MCV), diabète de type 2 (DT2)
  • Entre 1 et 6 cas en moins de MCV et Diabète de type 2*
  • Pas de réduction de la mortalité totale ou cardiovasculaire
  • Entre 1 et 12 cas en moins de décès ou maladies*
Cancers
  • 7 décès par cancer en moins**
  • Pas de réduction du risque de survenue des cancers colorectal, sein, œsophage, estomac, pancréas et prostate
  • 1 à 8 cas en moins de décès par cancer ou cas de cancer de l’œsophage, colorectal ou du sein**
  • Pas de réduction des risques de mortalité par cancer colorectal, estomac, pancréas ; ni des risques de survenue de cancers de l’endomètre, estomac, foie, intestin grêle, ovaires, pancréas, prostate, cancers oraux

* pour 1 000 personnes suivies pendant une dizaine d’années  /  ** pour 1 000 personnes suivies à vie

Le frein de la dimension plaisir

Aux yeux des experts du groupe NutriRECS, les bénéfices d’amplitude limitée d’une réduction de la consommation de viande et de trop faibles niveaux de preuve, s’avèrent insuffisants pour justifier de recommander à tous de réduire sa consommation de viande rouge et/ou transformée. Cette position est renforcée, selon eux, par l’attachement des individus à leur régime alimentaire carné et le plaisir qu’ils en retirent, mis en évidence via la 5e revue de la littérature.

Une recommandation qui fait réagir

Les conclusions du groupe d’experts n’ont pas manqué de faire réagir les grandes instances de santé publique au niveau international. Parmi les contre-arguments mis en avant, ces dernières reconnaissent les limites des études utilisées, mais soulignent qu’en matière de nutrition il peut difficilement en être autrement dès lors que l’on s’intéresse à des facteurs de risque aggravant ou à des maladies se développant sur des périodes très longues, comme les MCV et les cancers. Surtout, les acteurs de santé publique interprètent différemment l’ampleur des effets statistiques mesurés dans les études d’observation : si l’on estime 1 à 7 cas de moins pour 1 000 personnes au niveau d’une population comptant des millions d’individus, les nombres de cas de maladies et/ou de décès cumulés potentiellement évités n’est pas anecdotique à leurs yeux. Enfin, le fait de tenir compte des préférences alimentaires pour décider du bienfondé d’une recommandation de santé est loin de convaincre les organismes officiels.

Ce à quoi les experts de NutriRECS répondent qu’ils cherchent à faire évoluer le niveau de certitude nécessaire à l’interprétation des données et les recommandations nutritionnelles qui en sont issues : exit les injonctions à l’ensemble d’une population sur la base de potentiels bénéfices sociétaux. Selon eux, l’heure est venue de passer à des recommandations plus individualisées, transparentes sur les incertitudes de la science et laissant tout un chacun libre de ses choix.

Le système GRADE

Le système GRADE (pour Grading of Recommendations Assessment, Development and Evaluation) est un outil permettant d’évaluer la qualité des données issues d’études randomisées ou d’études d’observation quand celles-ci doivent être utilisées pour produire des recommandations de santé. Les essais randomisés sont a priori considérés comme de haute qualité et les études d’observation de faible qualité, et ce niveau basal peut être déclassé ou revu à la hausse en fonction des caractéristiques des études. Une fois les études individuelles évaluées, un système propose un guide d’interprétation pour aboutir à la formulation de recommandations, celles-ci étant systématiquement assorties d’un niveau de preuve. À noter : le système GRADE considère que la relation entre les données et les recommandations est influencée par d’autres facteurs, comme les valeurs et les préférences des sujets ou l’équilibre entre les effets désirables et indésirables.

1 Sur leur site Web, NutriRECS se présente comme un « groupe indépendant doté d’une expertise clinique, nutritionnelle et de santé publique, compétent dans la méthodologie des revues systématiques et des guides de pratique qui ne sont pas encombrés par des contraintes institutionnelles et des conflits d’intérêts, visant à produire des recommandations nutritionnelles fiables basées sur les valeurs, attitudes et préférences des patients et membres de la communauté ».

Source : Johnston BC, Zeraatkar D, Han MA, et al. Unprocessed Red Meat and Processed Meat Consumption: Dietary Guideline Recommendations From the Nutritional Recommendations (NutriRECS) Consortium. Ann Intern Med. [Epub ahead of print 1 October 2019] doi: 10.7326/M19-1621.

 

À voir aussi