Pourquoi la géographie s’impose-t-elle comme une science de l’alimentation ? (Article de synthèse)

Si nos nourritures résultent bel est bien d’un « gigantesque brassage de plantes, de plats et de boissons », la mondialisation de notre alimentation ne va pas sans susciter certaines inquiétudes, que la géographie pourrait, dans une certaine mesure, rationnaliser voire solutionner. Une thèse développée par le chercheur Gilles Fumey, dans le cadre d’un article paru dans la revue géopolitique Diploweb. Décryptage.

« Par où qu’on les prenne, les questions alimentaires restent fortement instrumentalisées par la géographie » : tel est le point de vue défendu par Gilles Fumey, professeur de géographie à la Sorbonne et chercheur au CNRS, dans un article paru dans la revue géopolitique Diploweb.com.

La connaissance spatiotemporelle de nos nourritures

 Ainsi, la géographie permet d’abord de retracer les « routes anciennes » empruntées par les aliments faisant partie d’une culture alimentaire ; en d’autres termes, de connaître l’origine des grandes catégories d’aliments et de documenter comment ils ont voyagé et se sont transformés dans leurs pays d’accueil.

Toutefois, selon l’auteur, les avancées scientifiques des trois derniers siècles, qui ont peu à peu permis de décrire chimiquement nos aliments comme un ensemble de composés moléculaires, ont aussi participé à défaire cette connaissance spatiotemporelle de nos nourritures, engrangée depuis des millénaires. Mais chassez le naturel – et la géographie –, ils reviennent au galop : l’invention des appellations d’origines, qui s’appuient sur un zonage géographique repris dans un cahier des charges servant à définir et défendre ces appellations, a permis de limiter les dérives et d’empêcher « de désigner des produits alimentaires avec un toponyme qui ne leur appartient pas ». Des certifications locales permises par la géographie et pilotées par les pouvoirs publics, qui compteraient parmi les informations jugées les plus fiables par les consommateurs.

Géographie toujours : à l’instar des connaissances sur l’origine de nos aliments, les dimensions identitaire et culturelle de notre alimentation, associées à une régionalisation marquée des pratiques, seraient-elles aussi largement challengées, cette fois sous l’effet conjoint de la mondialisation, de l’urbanisation, des migrations et de l’industrialisation de l’alimentation. « L’évolution de nos modes de vie, l’urbanisation, la déconnexion spatiale entre les lieux de résidence et de travail, la plus grande mobilité liée au tourisme, aux études, à la recherche d’un travail ou, plus tragiquement, de conditions de vie décentes contribue à modifier profondément nos manières de manger ». Et pour l’auteur, les nouveaux standards alimentaires (snacking…), qui se développent dans un contexte d’opportunisme industriel, sont déconnectés du patrimoine alimentaire hérité. D’où le recours à des nouvelles formes de transmission des traditions culinaires, comme leur inscription au patrimoine immatériel pour l’Humanité de l’Unesco.

Diversifier et cartographier les ressources alimentaires

La géographie pourrait également participer à endiguer la crise de biodiversité que connaît actuellement notre alimentation, biodiversité dont l’appauvrissement compromet la sécurité alimentaire mondiale. Les régimes alimentaires actuels sont largement fondés sur trois céréales – blé, riz et maïs – et seulement 200 plantes seraient actuellement utilisées pour l’alimentation alors que 10 000 à 50 000 seraient comestibles, selon la FAO. Les craintes sont similaires côté animal, avec la moitié des races européennes qui se seraient éteintes au XXe siècle. Les 770 races restantes seraient en danger, notamment celles des pays en développement. Pour l’auteur, il est ainsi temps de procéder à une révision de nos choix alimentaires, et « d’en explorer toutes les pistes pour les diversifier plutôt que continuer la course à l’intensification par les artifices de la chimie et de la biologie moléculaire ». Ainsi, pour Gilles Fumey, une cartographie des ressources génétiques des végétaux et des animaux serait la clé d’une plus grande sécurité alimentaire.

Locale versus mondialisée : quelle alimentation pour le futur ?

Enfin, c’est un prisme géographique que le chercheur pose sur la question du devenir de notre alimentation, opposant une assiette locale ancrée dans les terroirs agricoles à une assiette mondiale High Tech. D’un côté, avec un certain soutien des pouvoirs publics, de nouveaux circuits alimentaires reposant sur l’achat de produits locaux directement auprès des producteurs se mettent en place, avec leur cortège d’avantages : rémunération plus juste pour les producteurs, moindre gaspillage, diversification des produits avec par exemple le développement de races locales. De l’autre côté, un système agroalimentaire régi par quelques grandes multinationales qui investissent dans le développement de biotechnologies déconnectées de l’agriculture et de l’élevage. Incertain des fruits que porteront ces investissements, l’auteur imagine un futur hybride dans lequel « les cuisines pourraient devenir des lieux d’assemblages pour les nourritures rapides imposées par nos rythmes sociaux en semaine, et se transformer en ateliers de découverte du local lors de festivités de fin de semaine ou de vacances. ». L’avenir lui donnera-t-il raison ? Quoi qu’il en soit, la géographie, science de l’alimentation à part entière, aura sans nul doute son éclairage à apporter.

Référence : Gilles Fumey. Mangeons le monde ! Pour une géographie de l’alimentation. Diploweb.com : la revue géopolitique. 4 avril 2021.

À voir aussi