Nourrir l’humanité ou préserver la planète ? (Tribune libre de Léon Guéguen)

 Nourrir l’humanité ou préserver la planète ? Est-ce vraiment un dilemme et ces deux enjeux vitaux sont-ils incompatibles ? Peut-être pas, mais de nombreuses antinomies peuvent être relevées et sont préoccupantes, notamment pour ce qui concerne les modes de production agricole et les modèles alimentaires.

Selon la FAO, il faudra augmenter la production alimentaire de 50 à 70 % pour nourrir toute la population mondiale en 2050. L’enjeu est déjà difficile car actuellement plus de 800 millions de personnes ont faim et 2 milliards de plus sont mal nourris (carences diverses causant des maladies). Or, cela risque de ne pas s’arranger puisque, selon les prévisions, il faudra nourrir de 2 à 3 milliards de bouches en plus.

Pour relever ce défi, plusieurs conditions requises sont indépendantes de l’agriculture : un meilleur contrôle de la croissance démographique, notamment en Afrique ; un accès plus facile à la nourriture (obstacles de la pauvreté, de l’éloignement, du manque de moyens de transport, de l’insécurité, des conflits…et des catastrophes naturelles) ; une forte diminution des pertes et gaspillages qui correspondent à 30-40 % de la production alimentaire.

A défaut de pouvoir agir rapidement sur ces facteurs, notamment les deux premiers, il faudra produire plus, mais comment ? ou consommer moins, ou les deux !

PRODUIRE PLUS ?

Pour produire plus, une forte augmentation des surfaces cultivables ne peut être envisagée, sauf par une déforestation non souhaitable ou une diminution peu probable de l’artificialisation des sols, notamment par l’urbanisation. Il faudra donc augmenter considérablement les rendements des cultures, ce qui sera limité par le manque d’eau et le réchauffement climatique dans les régions du monde les plus concernées. Bien sûr, il faut tout faire pour que les peuples puissent se nourrir eux-mêmes dans la mesure où les conditions pédoclimatiques leur permettent de produire leurs aliments. Pour cela, comme l’ont montré les témoignages d’Olivier de Schutter sur l’Afrique dans ses rapports pour l’ONU, il est possible, par l’amélioration des techniques et la formation des agriculteurs, d’augmenter localement la production alimentaire. Mais certainement pas assez pour bien nourrir toute la population. Dans le cas contraire, c’est le « droit à l’alimentation » qui devrait prévaloir, et inciter les pays producteurs à être solidaires en exportant leurs excédents à prix modéré (sans concurrencer la production locale si elle existe), voire à en faire don en cas d’urgence vitale.

De nombreuses régions du monde resteront donc tributaires des grands pays agricoles pour les nourrir – surtout pour leur fournir des céréales (blé, maïs, riz), bases incontournables de leur alimentation et dont il suffit d’une faible baisse des stocks mondiaux pour provoquer une flambée des prix, des émeutes de la faim et sans doute de futures migrations économiques. Les pays développés doivent donc continuer à produire un excédent d’aliments (notamment de céréales) et cette exigence est incompatible avec une forte baisse des rendements résultant surtout d’un renoncement aux engrais minéraux… critiqués par ailleurs pour leurs effets délétères sur l’environnement et le climat.

LES INCONTOURNABLES ENGRAIS MINÉRAUX

A cet égard, il est utile de rappeler quelques notions de base (qui devraient être acquises dès le lycée) dont la méconnaissance dans le grand public, et hélas souvent dans les médias, est source de confusions. Les plantes se nourrissent d’éléments minéraux, principalement l’azote (N), le phosphore (P) et le potassium (K), plus le calcium, le magnésium, le soufre et quelques oligoéléments. Etant donné que les récoltes exportent ces éléments, dont une bonne partie est irréversiblement perdue (au fond des mers après rejet dans les égouts, les rivières…), il est indispensable de les restituer à la terre si l’on veut préserver sa fertilité à moyen terme.

Les légumineuses ont la capacité d’utiliser l’azote de l’air et en enrichissent le sol, mais en général cet apport ne suffit pas aux autres cultures, associées ou suivantes. A défaut d’engrais minéraux (dits chimiques), tous les éléments minéraux indispensables peuvent être apportés par les déjections animales dans les régions d’élevage ou par le compost à base de déchets divers (sous réserve de sécurité sanitaire, ce qui n’est pas le cas de tous les déchets). Ces apports pourraient suffire pour la production de légumes ou de fruits sur de petites surfaces mais certainement pas pour la production de céréales en grande culture, le plus souvent sans élevage à proximité. Pour obtenir de bons rendements, comme en France, il faut donc compenser par l’emploi d’engrais minéraux qui permettent d’obtenir en moyenne plus de 7 tonnes de blé par hectare, au lieu de moins de 3,5 tonnes en agriculture biologique (sans engrais azotés de synthèse). Faut-il rappeler que, contrairement à l’énergie, il n’y a pas d’alternative aux nutriments minéraux des plantes qui ne se nourrissent pas de matière organique mais des éléments minéraux qui lui sont associés ? A noter une idée reçue selon laquelle les sols ne sont pas « vivants » en agriculture intensive alors qu’un hectare de ces sols soi-disant « morts » de Beauce peut produire près de 10 tonnes de blé…

Il faut aussi éviter de faire l’amalgame récurrent entre engrais et pesticides (ou produits phytosanitaires). Les engrais sont des aliments de la plante, indispensables pour avoir de bons rendements, tandis que les pesticides sont des médicaments permettant d’éviter les fortes pertes de récoltes en protégeant les plantes contre les insectes ravageurs (insecticides) ou les attaques de champignons (fongicides). Les herbicides (comme le fameux glyphosate) détruisent les adventices (« mauvaises » herbes) envahissantes et dispensent du désherbage mécanique (coûteux en carburant et donc en carbone) ou manuel (pénible et coûteux en main-d’oeuvre), voire du labour. Que se passerait-il si tous les agriculteurs cessaient de protéger leurs cultures ? Les plus anciens ayant vécu en zone rurale dans les années 40 gardent un très mauvais souvenir des invasions massives d’insectes (doryphore, chenilles, pucerons…). Ces produits phytopharmaceutiques permettent d’éviter les pertes de récoltes qui, en année défavorable, peuvent être quasi-totales.

PRODUIRE MIEUX ?

Cependant, il serait préférable de produire « plus et mieux », c’est-à-dire de réduire autant que possible les conséquences écologiques parfois délétères de l’agriculture intensive sur l’environnement (pollution de l’eau, émission de gaz à effet de serre, perte de biodiversité…). C’est le but de l’agriculture « écologiquement intensive » ou « à haute valeur environnementale » ou encore d’une certaine forme d’agroécologie visant à réduire l’emploi des engrais et des pesticides au strict nécessaire, mais sans les interdire, afin de maintenir de bons rendements et d’éviter des pertes de récoltes. Il ne faut pas confondre l’agroécologie qui peut avoir raisonnablement recours aux intrants chimiques de synthèse avec l’agriculture biologique qui les interdit. Ce dernier mode de production, actuellement très encouragé, est qualifié par ses défenseurs de « vertueux » pour l’environnement, mais les rendements obtenus, avec un coût de main-d’oeuvre plus élevé et un plus grand risque de pertes, est nettement plus faible – par exemple la moitié pour le blé en France. A noter aussi que les aliments ainsi produits sont plus chers (de 30 à 100 %) et qu’ils ne sont pas meilleurs pour la nutrition et la santé*. Ce mode de production généralisé à l’Afrique permettrait sans doute d’augmenter certains rendements de légumes ou de fruits sur de petites surfaces (du type permaculture-maraîchage avec une main-d’oeuvre abondante et bon marché), mais sans comparaison avec un recours mesuré aux engrais minéraux. Par exemple, est-il préférable au Malawi de doubler en 5 à 10 ans, à partir d’une tonne par hectare, le rendement du blé ou du maïs par le recours à l’agriculture biologique ou à l’agroforesterie, ou de le quadrupler en 6 mois par l’emploi (subventionné) d’un minimum d’engrais minéral ?

Quoi qu’il en soit, une production végétale intensive sans recours aux engrais minéraux ne peut pas se développer sans élevage d’animaux fournissant les engrais organiques. Certes, le recyclage de certains déchets, pour produire du compost, peut être une bonne source de ces engrais, comme le serait une meilleure valorisation des déjections humaines (particulièrement riches en un élément minéral précieux, le phosphore). Mais ce sont les animaux de ferme qui fournissent la majeure partie de la matière organique utilisable : le fumier, le purin et le lisier, les digestats de méthanisation.

MANGER AUTREMENT ?

C’est bien là où le bât blesse car l’élevage est sur la sellette ! Il est attaqué de toute part, par les écologistes et très souvent par les médias, pour des raisons diverses, sanitaires, environnementales, idéologiques, de bien-être animal. Ces campagnes, soutenues par les mouvements « anti-viande » et dans une moindre mesure « anti-lait », sont reprises par quelques médecins-gourous et amplifiées par des médias en mal de messages anxiogènes. Elles sont aussi encouragées par la montée de modes alimentaires comme le végétarisme (pas de viande) ou le végétalisme (aucun aliment d’origine animale), voire du véganisme (aucun produit d’origine animale) ou, encore plus radical, l’antispécisme (l’animal est l’égal de l’homme et ne doit pas être exploité). Le flexitarisme (moindre consommation de produits animaux) est un modèle intermédiaire et plus raisonnable, justifiant la diminution de la consommation de produits animaux en préservant un bon équilibre du régime. A noter que les végétariens consomment du lait et des produits laitiers (indispensables pour l’apport de calcium, de zinc, d’iode, de sélénium et de vitamine B12), ce qui peut leur assurer un régime équilibré. Mais d’aucuns ignorent ou oublient qu’en produisant du lait on produit aussi de la viande (vache de réforme et veau).

Cette « transition alimentaire » jugée nécessaire était peu ou pas évoquée dans les premiers rapports publiés depuis une dizaine d’années sur les nouvelles formes d’agriculture préservant l’environnement sans sacrifier les rendements**. Il ne nous appartient pas de les citer tous et de les commenter. Le plus optimiste (CGAAER, 2014) dénonçait les idées reçues défaitistes sur les surfaces cultivables, les réserves en eau et les biocarburants, ne rejetait pas les OGM et concluait que la production agricole pourrait être suffisante dans quelques décennies, sans envisager un changement des modes de consommation. Cependant, depuis quelques années, tous les rapports publiés*** mettent au premier rang dans leurs scénarios, avec la réduction du gaspillage et le changement de mode de production agricole, une transition alimentaire radicale. Elle consisterait à diviser par deux la consommation de protéines d’origine animale au profit des protéines végétales.

La plus visée est la consommation de viande de monogastriques (porc, volailles) qui sont en concurrence directe avec l’homme pour les ressources en céréales et en oléo-protéagineux (à noter que c’est aussi le cas des biocarburants). Il s’agit pourtant d’un voeu pieux car ce type de viande sera de plus en plus demandé par les pays émergents – eux aussi y ont droit à leur tour… Ce problème de concurrence se pose moins dans le cas des herbivores, et notamment des ruminants (vache, brebis, chèvre…) qui peuvent valoriser l’herbe et les fourrages grossiers pour produire de la viande et du lait. Mais le lait provenant d’élevages intensifs est lui aussi remis en cause, alors que lui seul pourra satisfaire une demande mondiale – nutritionnellement justifiée – en forte croissance. A noter que, rapportée au litre de lait produit, l’émission de méthane par les vaches en élevage intensif en stabulation est plus faible qu’en production extensive au pâturage.

Une telle « transition alimentaire » conduirait donc à supprimer près de la moitié de l’élevage. Il en résulterait une diminution de la production d’engrais organiques. Le développement de l’agriculture biologique ne pourrait donc plus être assuré puisqu’il dépend, notamment pour les grandes cultures, de la disponibilité locale de matière organique provenant majoritairement de l’élevage.

L’ÉLEVAGE INTENSIF, UNE DOUBLE NÉCESSITÉ !

L’élevage intensif hors-sol des porcs et des volailles est le plus stigmatisé, car ses besoins en aliments à base de graines concurrencent directement l’alimentation de l’homme. En revanche, l’élevage extensif en plein air, en particulier au pâturage (vaches, moutons…), est moins critiqué car il valorise l’herbe et les fourrages et entretient le paysage. Cependant, c’est encore oublier que ce dernier mode d’élevage, certes « vertueux » à bien des égards, ne produit pas, ou produit beaucoup moins que les élevages intensifs en confinement, du fumier, du purin ou du lisier récupérables pour les grandes cultures !

Tel est bien le paradoxe d’un mode d’élevage hors-sol ou en stabulation libre tant décrié et qui, pourtant, restera incontournable, non seulement pour satisfaire une demande mondiale croissante en viande, en lait et en oeufs (sans oublier le poisson), mais aussi, à défaut d’engrais minéraux, pour entretenir la fertilité des terres cultivables et donc le rendement des grandes cultures dans les pays producteurs ! Bien sûr, il serait souhaitable que ces exploitations d’élevage intensif soient plus rapprochées des régions de grandes cultures et donc géographiquement mieux réparties sur le territoire.

De plus, les déjections animales les plus riches en nutriments minéraux proviennent de l’élevage intensif (surtout des monogastriques) qui a recours à des aliments concentrés importés (maïs, soja, phosphates…), particulièrement utiles pour apporter le phosphore dont la carence risque à moyen terme d’être le principal facteur limitant de la production alimentaire. Ainsi, plus de la moitié du phosphore et des autres éléments minéraux ingérés par les animaux en croissance ou par les vaches laitières est excrété (et même la quasi-totalité en fin de croissance et engraissement). Cela contribue à assurer, au niveau de l’exploitation, voire de la région, un bilan positif de fertilisation des sols. Dans le cas des vaches laitières au pâturage, seulement une partie des minéraux ingérés est restituée au sol des prairies dont les réserves, à défaut d’autre fertilisation, diminuent inévitablement.

Réduire de façon drastique l’élevage intensif aurait donc de graves conséquences sur la durabilité de toute forme d’agriculture productive renonçant aux engrais chimiques ! Cette conclusion peut sembler paradoxale mais elle est bien réelle. Mais comment faire pour le développement de l’agriculture biologique dont le règlement interdit l’emploi de fumiers et excréments d’animaux provenant d’élevages « industriels » ?

En conclusion, nourrir près de 10 milliards de Terriens dans un proche avenir reste un défi majeur pour l’agriculture. Pour relever ce défi, il sera possible de produire plus en adoptant partout de bonnes pratiques agronomiques et en appliquant les progrès de la génétique végétale, dont les biotechnologies qui devraient être à terme acceptées par la société. Produire mieux sera aussi possible en réduisant significativement l’usage des produits phytosanitaires – mais sans les supprimer. Cependant, la fertilisation chimique des sols restera nécessaire, soit par un minimum incontournable d’engrais minéraux d’origine fossile, soit par des engrais organiques provenant en majorité de l’élevage, et particulièrement, pour les grandes cultures, de l’élevage intensif hors-sol. C’est pourquoi une forte transition alimentaire consistant à consommer beaucoup moins d’aliments d’origine animale et donc à sacrifier une partie de l’élevage, notamment de l’élevage intensif, ne serait pas compatible avec le développement d’une agriculture productive et durable. Maintenir, voire améliorer, la fertilité des sols cultivables, n’est-ce pas aussi préserver à long terme une planète capable d’assurer la survie de toute sa population ?

* L’association entre consommation d’aliments bio et cancer récemment observée dans l’étude Nutrinet-Santé ne concerne « que » le cancer du sein post-ménopausique et les lymphomes et aucune preuve n’est apportée d’une relation de cause à effet avec les aliments bio et encore moins avec les résidus de pesticides de synthèse dans les fruits et légumes.

** Quelques exemples de rapports : livres de M. Grippon, rapports pour l’ONU d’O. de Schutter, Agrimonde Inra-Cirad (2010), Agreenium-Inra (2013), CGAAER (2014) ; ), Agrimonde-Terra (2018).

*** Par exemple : Solagro-Afterres 2050 (2014), Terra Nova (2014), G.Billen et al (2018), M.Springmann et al (2018)

Source : Revue de l’Académie d’agriculture N°17, p 25-28.

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